Pour une réflexion esthétique du phare dans un film policier, L’Homme de Londres de Béla Tarr
Fatima Seddaoui, Pour une réflexion esthétique du phare dans un film policier, L’Homme de Londres de Béla Tarr, «Bibliomanie. Letterature, storiografie, semiotiche», 58, no. 8, dicembre 2024, doi:10.48276/issn.2280-8833.12028
1. Introduction
Béla Tarr est révélé par son film de science-fiction, Hotel Magnezit, sorti en 1978. Néanmoins, celui-ci attendra 1994, pour sa première consécration, (Prix Caligari au Festival de Berlin) concernant son film Le Tango de Satan, un opus qui dure 7h30 minutes qui amorce et signe son esthétique filmique, par l’emploi de plans-séquences qui s’éternisent ou l’usage récurrent du noir et du blanc qui invite d’emblée le spectateur sur le plan de la création. En 2008, sort en salle son film, L’Homme de Londres, la troisième adaptation du roman policier de Georges Simenon après celle de 1943, réalisée par Henri Decoin avec les dialogues de Charles Exbrayat avec Fernand Ledoux et, une autre, en 1947, titrée Le Port de la tentation ( Temptation Harbour) de Lance Comfort avec Robert Newton où le phare occupe remarquablement une place de choix dans le récit filmique policier. En effet, dans une adaptation le réalisateur choisit à sa guise ce qu’il souhaite ou non maintenir, supprimer ou encore, ajouter afin d’orienter son intrigue. C’est une démarche transgénérique qui relève du choix des scénaristes. Ainsi, peut-on se demander: vont-ils maintenir tout le texte? Comment passent-ils du roman à l’image? Retenons par exemple Le Port des brumes de Georges Simenon, qui a pour cadre
«un petit port, là-bas, entre Trouville et Cherbourg1»,
précisément Ouistreham2 qui fait office de cadre spatial de l’intrigue policière, une commune située dans le département du Calvados, en région Normandie dont la plage de débarquement Sword Beach en fait partie. Le phare y est présent par exemple dans ce roman dès ses premières pages, lorsque le commissaire Maigret avec la gouvernante Julie, ramènent le capitaine Joris à son domicile, situé près du phare, à Ouistreham. Pour préciser, on y lit:
“On traverse le village de Ouistreham. Julie baisse la vitre. Vous irez jusqu’au port et vous franchirez le pont tournant… Arrêtez-vous à la maison qui est juste à côté du phare. (…). Il n’y avait que le phare et une maison à un étage, entourée d’un jardin. (…)3“.
Si le roman fait figure d’un phare, les réalisateurs l’évacuent de l’image filmique. Effectivement, ses réalisateurs4, Jean-Louis Muller et Claude Barma déplacent son intrigue dans la commune de Port-en-Bessin-Huppain qui se trouve toujours dans le département du Calvados, en région Normandie où le phare y est absent. Qu’en est-il du phare du film policier de Béla Tarr, L’Homme de Londres ? Comment est-il mis en scène ? Quelles sont ses caractéristiques ? Comment évolue-t-il par rapport à l’enquête policière ? Telles sont les questions qui seront posées, dans le cadre de notre réflexion, qui interrogeront, outre ses spécificités et ses potentialités, ses critères esthético-filmiques autour du phare. En effet, à travers une analyse esthétique du film , L’Homme de Londres de Béla Tarr , l’objectif de notre article est d’y caractériser le rôle du phare, un bâtiment maritime rarement objet de réflexion dans le film policier adapté du roman de Georges Simenon; néanmoins, qui fait son apparition dans le film de Béla Tarr.
2. Du roman au film policier: un phare
Dans L’Homme de Londres de Georges Simenon, le récit policier se déroule à Dieppe, dans l’aérogare maritime qui n’existe plus de nos jours. Un aiguilleur, Maloin y travaille, ancré dans sa routine quotidienne, signe d’ennui et de répétition qui le positionne dans une existentialité morne et sans saveur. Dès les premières pages du roman, l’auteur pose le décor maritime de Dieppe où il y est décrit :
“Il était aiguilleur. Contrairement aux autres aiguilleurs dont la cabine se trouvait en dehors de la vie normale, plantée parmi les voies, les remblais et les signaux, il avait la sienne en pleine ville et même en plein cœur de la ville. Cela tenait à ce que sa gare n’était pas une vraie gare mais une gare maritime. Les bateaux qui arrivaient d’Angleterre deux fois par jour, à une heure et à minuit, se rangeaient le long du quai. Le rapide de Paris, quittant la gare ordinaire, à l’autre bout de Dieppe, traversait les rues comme un tramway et s’arrêtait à quelques mètres du navire. Il n’y avait que cinq voies en tout, et pas de palissade, pas de talus, rien qui séparât le monde du monde du rail du monde tout court. Maloin avait trente-deux marches à franchir et au sommet de l’échelle il trouvait la cabine vitrée où son collègue de jour boutonnait déjà son pardessus5“.
Un soir alors qu’il est à son poste, celui-ci assiste du haut de sa tour, à une altercation qui se solde par un homicide dont la victime tombe à l’eau avec une valise remplie d’argent. Après avoir attendu que la rue se désertifie, Maloin récupère cette mallette qu’il découvre pleine de billets qu’il tentera de cacher autant à ses proches qu’aux autres. Néanmoins, témoin il devient coupable du vol de cette valise et, plus tard meurtrier de l’assassin de Teddy. Dès lors, Brown, l’assassin de ce dernier le poursuit, le traque afin qu’il lui restitue l’argent volé. Entre culpabilité et cupidité, l’aiguilleur est tiraillé entre garder l’argent et dénoncer le crime de Brown. L’enquête évoluant, le commissaire enquête non pas sur ce vol mais un double crime. En effet, Brown qui s’est caché, est tué dans le cadre d’une légitime défense par Maloin. Celui-ci alors tiraillé entre la culpabilité et la rédemption, finit par se dénoncer. Dans son film, Béla Tarr déplace le décor en Corse, précisément dans le vieux port de Bastia qui possède en fait deux phares dont les salles respectives sont rouges et vertes, même si dans le film il n’y est aucunement mention du lieu de l’intrigue. Introduit par un long plan-séquence d’un bateau avec des alternances de plans plus ou moins rapprochés, la caméra filme ensuite une gare ferroviaire qui permet dans son ensemble de localiser un port nocturne et brumeux avant d’identifier un homme dans une tour qui observe les allées et les retours des passagers et des trains. Si le roman se tient à Dieppe, ici il n’y est indiqué aucune précision de l’endroit de l’intrigue sinon un port, avec un aiguilleur qui sera témoin d’un meurtre et, qui sera ensuite traqué par Brown pour récupérer l’argent volé par Malouin6, qui deviendra à son tour, meurtrier après avoir tué Brown, l’assassin de Teddy. Il faut préciser que cette enquête est menée par le commissaire Morrison. Sommairement, Béla Tarr choisit un port avec son phare, non localisé, avec les mêmes personnages principaux pour sa retranscription filmique de l’œuvre de Georges Simenon.
3. Crime et fiction policière – Un port: entre son phare et sa cathédrale
Le phare est observable dans le film à deux moments de l’intrigue policière : d’abord, juste après l’interrogatoire du commissaire Morrisson qui accuse Brown du cambriolage du coffre-fort de Mitchell, qui l’a engagé à résoudre cette affaire et, avant l’intervention de Malouin dans la boucherie dans laquelle sa fille Henriette y est employée en tant que bonne à tout faire. Ce plan-séquence qui dure assez longtemps est une présentation du personnage principal avec les éléments spatiaux-temporels du film, précisément situé après le crime d’un homme tombé dans l’eau du port, la veille, lors de la garde de Malouin. En effet, celui-ci est aiguilleur. Et, il a une fille Henriette qui travaille dans une boucherie à qui il ordonne :
“-Ramasse tes affaires et viens”
tandis que sa patronne crie haut et fort :
“- «Henriette je t’interdis de partir d’ici.
– Tu ne resteras pas une minute de plus. Va t’habiller dépêche-toi !
– Mais il faut qu’elle finisse sa semaine7».
Cette séquence est à rapprocher avec celle de la marche de Malouin sur le quai, observable plutôt. Néanmoins, elle est caractérisée cette fois par le bruitage de l’horloge, accrochée sur le mur du magasin, observable à son arrière-fond, cadrée dans un plan fixe. Ce faisant, ce tic-tac est à relier avec le phare immuable qui ne bouge pas et semble traverser tous les temps. Phénomène marqueur de temporalité qui s’étire doucement, sans fin à l’image des plans-séquences qui durent a minima 3 minutes. En effet, c’est un usage fréquent chez le réalisateur:
“Les lents mouvements de la caméra qui partent d’une pile de verres, d’une table ou d’un personnage, remontent vers une cloison vitrée (…). Un film de Béla Tarr, ce sera désormais un assemblage de ces cristaux de temps où se concentre la pression cosmique plus que toutes autres ces images méritent d’être appelées des images-temps(…)8“.
En ce sens, le phare observable lors de cette promenade est inévitablement en lien avec ses éléments associés au temps, qu’ils soient sonores (l’horloge, le cri des mouettes, le ressac des vagues), spatiaux (le port, la tour) qui sont en résonnance avec le phare, une donnée parmi d’autres, intégrée à l’intrigue policière. Qu’en est-il de ce phare dans ce plan ? D’abord, nous découvrons un décor maritime car le personnage se déplace tout le long du port. Ce faisant, le cadre marin domine avec ses bruitages composés des cris de mouettes, du ressac des vagues ou du vent. Plutôt, il faut savoir que cette marche précède sa sortie du café-hôtel où Malouin y a entendu l’interrogatoire du commissaire Morrisson alors qu’il était assis au comptoir pour y boire un verre. Béla Tarr introduit le phare dans un cadre spatial marin avec un phare à l’extrémité d’un plan lorsque l’aiguilleur est en train de marcher en direction de la boucherie. Le décor n’est pas anodin, déjà André Bazin dans son article, “Le décor est un acteur”, le valorise et, l’évoque en ces termes :
“rôle dramatique du décor, disions-nous, mais en fonction de ce qu’il faudrait appeler la psychologie du décor. Le décor sert à constituer les personnages tout autant que le jeu des acteurs eux-mêmes9“.
En outre,
“Le décor est ordinairement, est là avant que le personnage y pénètre et survit à son passage. Ce ne sont plus les relations qui déterminent les situations, c’est le monde extérieur qui pénètre les individus, envahit leur regard et leur être même10“.
Malouin marche longtemps sur le port, quand à l’arrière-fond d’un plan, le phare y est visible. Il faut savoir que Béla Tarr a déplacé l’intrigue dans un port en Corse, précisément dans le vieux port de Bastia qui a deux phares, l’un rouge et, l’autre vert. Pour ce faire, le film :
“est aussi le plus singulièrement déterritorialisé, celui dont le jeu de références croisées brouille le plus la carte géographique. Adaptée d’un roman de Simenon, son intrigue criminelle est transposée de Normandie en Corse, refondue dans la prose saturnienne du scénariste László Krasznahorkai11“.
Déterritorialisé, l’espace marin propose avec son phare, un plan panoramique dans le cadre d’un travelling latéral; ensuite, durant un instant, l’on découvre un autre plan fixe et furtif du phare localisé à l’extrémité de la jetée avant de l’observer toujours à l’arrière-fond du plan suivant, où il y est observable maintenant, derrière Malouin qui poursuit son chemin inéluctablement, plusieurs minutes durant, avant de rentrer dans la boucherie dans laquelle sa fille Henriette travaille en qualité de bonne à tout faire. Il faut savoir que, dans le vieux port de Bastia, on y identifie deux phares dont un vert et, celui en question présent dans le plan-séquence, qui est blanc dont sa salle de veille est de couleur rouge12. Cet extrait qui dure 3 minutes se situe juste après l’interrogatoire de Brown, dirigé par le commissaire Morrisson et la sortie du domicile de Malouin, saisie dans le miroir, localisé dans le couloir dans le cadre d’un travelling latéral. Sa promenade est filmée, en plan rapproché à hauteur du buste latéral du personnage ; ensuite de dos, toujours en plan rapproché qui scande le récit policier. En effet, il semble porter au sens figuré comme au sens propre tout le poids de la culpabilité qui encombre pratiquement l’image visible dans cette séquence, corroborée par la présence de la cathédrale, observable aussi à l’arrière-fond de l’image durant sa promenade avant de se retrouver face à celle-ci. Référence religieuse, elle n’est pas insignifiante car elle est présente dans l’univers romanesque de Georges Simenon. On ne peut s’empêcher de penser au film, Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, réalisé en 1959, par Jean Delannoy où la dimension religieuse y est en relation avec le crime. C’est le cas de l’évocation du missel, objet sacré qui sera profané et détourné de sa fonction initiale. Ainsi, deviendra-t-il l’objet du crime, plus précisément, cachera-t-il le faux article du journal inséré dans ce dernier qui annoncera le suicide du comte de Saint-Fiacre dont la vive émotion suscitée par la lecture de cette information dramatique provoquera la mort de la comtesse, sa mère. Revenons au plan mentionné plus haut qui évoque outre la culpabilité, déjà le poids du péché: celui de l’homicide de Brown dont il a été témoin sur le quai la veille et, qu’il a croisé plutôt en lui claquant la porte de l’hôtel-café au nez, événement qui préfigure le crime accidentel à venir de Malouin dans le cadre de son aide à Brown. Le cadre spatial marin est celui du port de Bastia avec son phare en lien manifestement avec son église qui fait écho aux interdits de l’homme : « Tu ne voleras point. Tu ne tueras point ». Si la mer est calme, celle-ci n’est qu’illusion, la tempête sous le crâne de Malouin va bouleverser toutes ses valeurs: doit-il rendre l’argent de Teddy? Doit-il dénoncer le crime de Brown? Telles sont les questions désormais que l’aiguilleur se pose. Le phare, métaphore de sa conscience, du tiraillement entre le bien et le mal des actes de Malouin, tout comme la cathédrale présente à ce moment précis rend compte de ses actes. En effet, de témoin initial d’un crime sur le quai, celui-ci change de statut devenant ainsi, à la fois un voleur de mallette de billets et un criminel, car il ôtera la vie à Brown en voulant lui apporter des victuailles alors qu’il s’était réfugié dans la cabane, après avoir été dénoncé par sa fille Henriette. Évènement qui fait basculer la vie de Malouin et celle de l’enquête policière.
4. Le phare et ses doubles
4.1. La tour de l’aérogare maritime
L’intrigue policière s’amorce en partie, en tout cas, dès l’ incipit filmique et, s’organise autour de la tour de l’aérogare où y travaille Malouin. Cette tour rappelle en fait, le phare localisé sur la jetée, visible lors de la longue marche de ce dernier en direction du boucher où il y va pour débaucher sa fille, Henriette. Quelles sont les caractéristiques de cette fameuse tour ? À l’architecture rectangulaire dont la cabine, avec ses grandes et longues baies vitrées, a une forme à la fois hexagonale et circulaire, celle-ci est accessible par une échelle sécurisée, descendue par l’aiguilleur-témoin le soir même du crime de Teddy. Pour ce faire, la caméra a suivi sa descente par un travelling qui épouse ses mouvements autrement dit, de haut en bas. Avant tout, il convient de remarquer que sa tour est à l’affiche du film et programme dès lors, le crime en rapport avec celle-ci. Cette proximité formelle de la tour avec le phare n’est pas anodine, plus qu’une ressemblance, et tout comme le phare, à son sommet l’aiguilleur a une vision panoramique du paysage environnant ce qui lui a permis d’être le témoin du meurtre de Teddy. Pour illustrer notre propos, arrêtons-nous, à présent sur le plan fixe qui scande le film. Récurrent, celui-ci présente ce monument central de la fiction filmique. Effectivement, il est l’objet autour duquel se construit celle-ci. Il y occupe une place de plan remarquable, notamment dans les plans où la caméra privilégie ses postures : en plan fixe cadré d’ensemble, panoramique ou encore circulaire très long, ou bien quand la caméra de l’intérieur saisit l’extérieur, à travers les longues baies vitrées de la tour. Parfois, le réalisateur n’hésite pas à la filmer sous des angles de vues différents et variés, de la sorte de la présenter dans ses différentes positions valorisant ainsi son imposante et mystérieuse beauté car cette tour est souvent filmée de nuit contrairement au phare qui apparaît de jour. Pour ce faire, son plan d’ensemble descriptif permet de situer l’intrigue policière. Ainsi, le phare est mis en valeur par un plan fixe panoramique à valeur descriptive. En effet, à travers la fenêtre de la chambre de Malouin, la caméra invite le spectateur à apprécier le paysage marin avec son phare, lui proposant une image presque picturale de celui-ci. D’abord, en plan rapproché à travers sa fenêtre; ensuite, en plan éloigné juste après la discussion du commissaire Morrison avec Brown. “Picturalisé”, le phare se présente alors comme un tableau marin avec au centre son phare, objet d’attention du spectateur et de l’aiguilleur Malouin. Cette séquence se situe juste avant l’arrivée de sa fille Henriette qui lui annonce la présence d’un homme dans la cabane où il s’y rendra avec des victuailles, devinant qu’il s’agit de Brown.
Si le phare est observable le jour, la tour de l’aiguilleur l’est de nuit, uniquement. En effet, outre l’obscurité, le brouillard, la brume, la nuit sied tant au genre policier. La tour, double du phare est le point central à partir duquel les événements semblent s’organiser. Elle est l’œil-observateur, témoin du crime qui s’articule entre la scène du quai et celle du domicile de Malouin, souvent dans un registre de clair-obscur que le réalisateur a déjà utilisé dans ses films précédents. Pour ce faire, le réalisateur fait un usage d’un plan en contre-plongée, à peine éclairé par la lumière du réverbère qui rappelle de façon incontestable cette dualité intérieure vécue de Malouin. Tiraillé entre la peur et le silence, Brown occupe et surveille les espaces de Malouin pour exercer sur lui une pression malveillante.
4.2. Malouin, l’aiguilleur: observateur et témoin
Dans le prolongement caractéristique de cette tour, il convient d’indiquer que l’aiguilleur est métaphoriquement la tour elle-même, témoin de ce qui s’est déroulé sous ses yeux. Scène aisément semblable à une tragique grecque.
” Un spectacle et le lent déplacement qui nous conduit vers celui qui le regarde; une masse noire floue qui se révèle être un personnage vu de dos. L’homme derrière une fenêtre reviendra plusieurs fois dans les films selon des modalités diverses. (…). C’est, au début de L’Homme de Londres, l’employé Maloin qui, à travers les carreaux de son poste d’aiguillage, voit la valisée jetée du pont du bateau et le meurtre d’un des complices13“.
Le réalisateur met en scène un aiguilleur qui travaille dans la tour de verre d’une aérogare maritime.
” À travers le carreau d’une fenêtre, dans une petite ville de Normandie ou de la plaine hongroise, le monde vient lentement se fixer dans un regard, s’imprimer sur un visage; peser sur la posture d’un corps, modeler ses gestes et produire cette division du corps qui s’appelle âme: une divergence intime entre deux attentes (…). De l’autre côté de la fenêtre, il y a les lieux clos où les corps et les âmes coexistent, où se rencontrent, s’ignorent, s’assemblent ou s’opposent ces petites monades faites de comportements acquis (…)14.”
Ce faisant, il fait un usage fréquent du gros plan pour valoriser, souvent de manière suggestive, l’isotopie visuelle par le regard. Pour ce faire, l’aiguilleur devient témoin de son environnement, des allers et retours des bateaux et des trains :
“Une manière d’absolutiser l’acte de voir (…)15“.
Il regarde et souvent, en hors champs pour signifier l’importance de l’observation qui perce l’invisible et par extension ce qui est caché derrière la brume et l’obscurité, elles-mêmes métaphores du mal ou du crime qui se joue finalement sur le quai, (au sens de spectature). Métaphore visuelle, il est l’œil de la tour qui observe et qui permet de voir à travers le bouillard, l’homicide de l’homme de Londres. De plus, c’est le point à partir duquel on peut voir l’horizon, la mer comme le phare qui invite tout un monde poétique par la présence de la brume et du brouillard qui renforcent une aura de mystère et de questionnements chez le spectateur. En outre, on notera un travail d’esthétisation au niveau visuel amplement utilisé. Un exemple révélateur, l’emploi de la métonymie, figure stylistique visuelle qui prend la forme d’un œil présent dans les plans en champ-contrechamps extérieurs notamment lors des échanges entre les regards entre Brown levant sa tête en direction de cette tour derrière laquelle l’aiguilleur Malouin, localisé derrière ses longues baies vitrées, se substitue à l’œil du bâtiment en question.
Conclusion
Dans le film, L’Homme de Londres de Béla Tarr, on ne peut ignorer tout le travail d’esthétisation construit autour du phare même s’il y est visible dans deux séquences uniquement : l’une est en relation avec la présentation de l’aiguilleur de la tour de l’aérogare maritime, Malouin observable après le crime de Brown qui a tué Teddy, scène qui le positionne en qualité de témoin de celui-ci et ; l’autre, avant le crime de Brown caché, dans sa cabane qui est tué par Malouin. En arrière-plan ou sur le devant de la scène, il semble que le phare fonctionne comme un élément de bascule incontournable du récit filmique policier. Malouin, témoin devient un criminel car il a cédé à la tentation ainsi que l’a mentionné le film de Lance Comfort, sorti en 1947 titré Le Port de la tentation ( Temptation Harbour). En outre, l’écriture cinématographique qui repose sur des plans-séquences longs, l’alternance de gros plans, on pense par exemple à la tour, au phare scénarisés par le dispositif de la fenêtre ; on rappelle la mallette de billets, les gros plans des personnages et des plans plus larges qui ont matière le même phare, localisé au bord de la jetée, les plans en contre-plongée fonctionnent simplement, car Béla Tarr a une connaissance de l’âme humaine scénographiée et valorisée dans Les Harmonies Werckmeister en 2000 et plutôt, dans Damnation, en 1988.
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Simenon Georges, Simenon tout Maigret, tome 2, Le Port des Brumes, éditions Omnibus, 2019.
Georges Simenon, Georges Simenon. Les Romans durs, 1931-1934, L’Homme de Londres, éditions Omnibus, 2012.
Tarr Béla, L’Homme de Londres, film, 2008.
Note
- Simenon tout Maigret, tome 2, Le Port des Brumes, éditions Omnibus, 2019.
- « Septembre 1931. La maison « Le Phare » accueille un hôte de passage, l’écrivain Georges Simenon. En croisière sur son voilier, l’Ostrogoth, il fait une halte dans le port. Il reste deux mois dans la maison « Le Phare » et s’imprègne de l’atmosphère de l’époque pour écrire, deux ans plus tard, son roman Le Port des brumes. Dans le roman qui se déroule à Ouistreham, le capitaine de port Yves Joris est l’un des personnages principaux. « Il est directement inspiré du véritable capitaine de port de l’époque qui habitait dans la maison voisine », raconte Thierry Delmas. « On a même retrouvé son fils qui habitait aussi la maison voisine », Ouistreham. L’histoire gravée dans les murs de la maison Le Phare, Ouest-France : toute l’actualité en direct, l’info en continu en France, dans les régions et dans le monde, Julie Echard, publié le 22/08/2018, consulté le 11 Septembre 2024, Ouistreham. L’histoire gravée dans les murs de la maison Le Phare.
- Simenon tout Maigret, tome 2, Le Port des Brumes , éditions Omnibus, 2019, p.793.
- Sa première diffusion date du 6 Janvier 1972. L’épisode, d’une durée de 78 minutes, est en noir et blanc.
- Georges Simenon. Les Romans durs, 1931-1934, L’Homme de Londres, éditions Omnibus, 2012, p. 806.
- Dans le film de Béla Tarr, il s’appelle Malouin.
- Voir film de Béla Tarr.
- Béla Tarr, le temps d’après, Jacques Rancière, Actualité critique, 2012, p.40-41.
- Articles écrits sur Marcel Carné – Marcel Carné, 1949 – « Le décor est un acteur » par André Bazin (Ciné-Club).
- Béla Tarr, le temps d’après, Jacques Rancière, Actualité critique, 2012, p.34.
- L’homme de Londres, A Londoni férfi, Béla Tarr, Ágnes Hranitzky, consullté le 22 Septembre 2024,L’Homme de Londres (Béla Tarr, Ágnes Hranitzky, 2006) – La Cinémathèque française
- L’homme de Londres, film, Béla Tarr, séquence de 1.04.00 à 1.07.06.
- Béla Tarr, le temps d’après, Jacques Rancière, Actualité critique, 2012, pp. 31-32.
- Ibid. ; p. 70.
- Ibid. ; p. 32.
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